Interview : Steve Alpert : l'Occidental du studio Ghibli

par Andrew Osmond,
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Steve Alpert a très récemment publié, le 16 juin dernier, une autobiographie intitulée Sharing a House with the Never-Ending Man, pour l'instant uniquement disponible en langue anglaise. Dans celle-ci, il revient sur son expérience chez Ghibli et livre tout un tas de secrets, des échanges du studio avec Disney, et livre également quelques détails sur Hayao Miyazaki, Toshio Suzuki et Yasuyoshi Tokuma.

Voici la traduction de l'interview, conduite par l'un des journalistes de notre équipe, Andrew Osmond.

Dans votre livre, vous décrivez vos expériences avec des détails vibrants, plongeant le lecteur dans les scènes que vous racontez – qu'il s'agisse d'un Réveillon de Noël dans une famille à Paris, avec Miyazaki et Suzuki, à l'extraordinaire service funèbre de Yasuyoshi Tokuma. Est-ce parce que vous êtes doté d'une formidable mémoire, ou teniez-vous à cette époque un journal ?

J'avais autrefois une excellente mémoire, ce qui n'est plus tellement le cas aujourd'hui. A vivre pendant 30 ans dans un pays étranger, avec famille et amis loin de soi, on écrit de longues lettres. En tout cas, moi, je le faisais, même à l'âge des courriels et de Twitter. Cette époque du numérique permet de les sauvegarder et de les classifier, afin de les exploiter par la suite. On peut ainsi peut-être parler d'une forme de journal, mais plutôt sporadique et pas systématique.

Vous écrivez sur votre amitié avec Toshio Suzuki et sur le fait qu'il soit instantanément reconnu au Japon. Pour les étrangers, il ne renvoie peut-être que l'image d'un homme très courtois, mais je me demandais quelle image les Japonais ont de lui (j'ai toujours été intrigué par les débuts de Suzuki en tant que journaliste, enquêtant sur les scandales et les gangs de motards, notamment avec sa mission pour le Asahi Geino que vous décrivez avec minutie dans votre livre).

Voici un sujet qui mériterait des pages et des pages. Il devrait y avoir des livres pour chacune des phases de sa carrière. Sur ses jours à Ghibli, bien entendu. Ses histoires, lorsqu'il était dans le monde de l'édition, sont fantastiques. Il est cette combinaison rare de créatif et de businessman. Et il a toujours été un très bon orateur. Je ne suis pas tellement sûr pour cette image d'homme courtois... Il a une voix (d'orateur) florissante et n'a aucune gêne à exprimer ce qu'il pense.

Je ne suis sans doute pas le plus qualifié pour dire comment les Japonais le perçoivent. Je pense que Suzuki-san a toujours eu quelque chose d'iconoclaste. Il fait toujours ce qu'on n'attend pas. Il est ouvert d'esprit et s'entend bien avec des personnes très différentes. Il ne s'habille pas comme un Japonais moyen. Il a une manière de dénicher les détails cachés d'une histoire, ce qui, je pense, est la définition même d'un bon journaliste.

Dans votre livre, vous expliquez comment Suzuki a très durement travaillé à la promotion du film Princesse Mononoké auprès des Japonais, présentant le titre comme « le film acheté par Disney » - ce qui, par extension, vous a amené à passer dans les émissions TV japonaises nocturnes ! Bien sûr, Princesse Mononoké a été un très gros succès au Japon. Si l'accord entre Disney et Ghibli n'avait pas eu lieu, le film aurait très certainement été un succès sur l'archipel malgré tout, mais pensez-vous qu'il aurait généré beaucoup moins ?

J'ai appris de Suzuki-san que lorsque vous faites la promotion d'un film, tout a son importance. Tout ce qu'il est possible de faire, il faut le faire. Ghibli a été fondé dans le but de réaliser des longs-métrages d'animation. Les réalisateurs de films géraient le studio, aussi faisaient-ils les films de la manière dont ils souhaitaient les faire. Le succès potentiel du film ou ses bénéfices n'entraient pas en ligne de compte dans sa réalisation comme cela peut-être le cas dans les gros studios d'animation. Ils décidaient d'abord de faire le film, puis réfléchissaient ensuite à la meilleure manière de le promouvoir.

La structure d'entreprise du studio, dès le départ, reposait sur un système de vie ou de mort dépendant du succès de chacun des films sortis. Réussir avec le Film A pour avoir de quoi faire le Film B. Si le seul film produit tous les deux ans se soldait par un échec, le studio s'éteignait.

C'est la manière de faire qu'appréciait Hayao Miyazaki. Il disait souvent qu'on donne le meilleur de soi quand la peur de l'échec se fait ressentir. Ce qui est valable pour les animateurs comme pour les personnes du côté des affaires. Je ne suis pas certain que l'on puisse déterminer quelle portion du succès commercial du film vient de l'association avec Disney. Suzuki-san avait plus d'un tour dans son « sac à promotion ». Il connaissait le marché du cinéma japonais mieux que quiconque. Il avait passé beaucoup de temps à analyser la mentalité des spectateurs japonais et la manière d'optimiser la promotion du film.

Est-ce que votre question ne revient pas un peu à demander quel est le son d'un applaudissement fait par une seule main ? Dans un autre type de société, j'imagine que j'aurais été en mesure de répondre.

Dans le Chapitre 3, vous racontez comment Suzuki a amené un katana de samurai à New York, et l'a présenté en personne à Harvey Weinstein, tout en lui criant « No Cuts! ». Comme vous le savez sans doute, Miyazaki a raconté une histoire légèrement différente à la presse occidentale, dans laquelle il prétend que Suzuki aurait envoyé l'épée par la poste avec le message « No Cuts! » attaché directement à la lame.

Je serait personnellement très curieux de savoir quand et à qui Miyazaki a raconté cette histoire. Lorsque j'étais à Ghibli, il me semble avoir été avec lui à chacune des conférences qu'il a donnée avec la presse étrangère et je ne l'ai jamais entendu raconter cette histoire. [NDE : L'une des sources est l'interview publiée dans Guardian, journal britannique, en 2005]

Rien n'est impossible, mais je pense qu'il s'agit d'une petite incompréhension accentuée par la mauvaise traduction et le contage inexact de cette anecdote. Tout ce que je peux dire, c'est que j'ai été présent pour toutes les étapes de cette histoire : de la conception de l'idée à l'achat de la lame jusqu'à sa remise à M. Weinstein.

Vous mentionnez également que Miyazaki a vu des extraits du Disney Fantasia 2000 et qu'il aurait trouvé les séquences terribles. L'une d'entre elles (The Firebird), a une esthétique qui ressemble beaucoup à Princesse Mononoké. Je me demandais si vous vous souveniez quelles séquences Miyazaki avait vues, et si certaines personnes de l'équipe Disney avait souligné que Fantasia 2000 avait été influencé par Princesse Mononoké ??

Je suis désolé, mais je ne me souviens pas quels extraits nous avons vus ce jour-là. De ce dont je me rappelle, personne n'a mentionné Princess Mononoké. Nous étions pressés et ce moment s'est greffé à notre emploi du temps sans autorisation légale lors de notre visite à Disney. La personne en charge de notre visite était en colère car les animateurs aient pris cette initiative sans lui demander l'autorisation au préalable. Mais Miyazaki avait dit qu'il préférait regarder des animations plutôt que d'avoir un déjeuner chic, alors le reste du groupe est allé manger tandis que nous avions tous les deux rejoints les animateurs.

J'ai par la suite vu le film avec l'orchestre symphonique de Tokyo. Les souvenirs de ce spectacle ont même pris le dessus sur les images que j'ai pu voir auparavant.

J'en viens à regretter d'avoir raconté cet épisode dans le livre. Lorsqu'on le mentionne de la sorte, hors-contexte, on a l'impression que Miyazaki ne respecte par les animateurs de Disney. Ce qui n'est définitivement pas le cas. J'ai mentionné cet incident par rapport à quelque chose d'autre. La difficulté de la traduction, j'imagine.

En 2005, Ghibli s'est désolidarisé de Tokuma Shoten. Suzuki a vaguement fait mention de « différentes circonstances », mais pouvez-vous nous éclairer sur ce qu'il s'est produit ? Vous expliquez clairement dans le livre que Tokumua Shoten était en train de s'effondrer, même avant le décès de Yasuyoshi Toluma. Toutefois, si ce dernier avait vécu plus longtemps, pensez-vous que le studio serait resté avec la maison d'édition ?

L'explication de Suzuki-san est parfaitement précise. Si M. Tokuma avait vécu plus longtemps, beaucoup de ces « différentes circonstances » auraient également changé.

A propos de M. Tokuma, j'ai été surpris par votre référence à ses « souvenirs de la Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale ». Vous faites plus tard mention de sa chanson enka favorite qui a « certaines connexions avec les nationalistes de droites ». Pouvez-vous nous en dire plus sur ses penchants politiques ?

C'est ma faute, parfois je vais un peu trop loin dans mes blagues personnelles.

En termes de spectre politique, il est difficile de positionner Mr. Tokuma. Il était apolitique dans le sens où il avait, ainsi que ses amis et partenaires professionnels, des avis politiques de différents horizons. Je ne puis dire si c'était vrai, mais plusieurs personnes m'ont rapporté que durant la Seconde Guerre Mondiale, il avait été emprisonné comme libéral anti-guerre. Dans le même temps, s'il y avait un classement du Politiquement Correct, il y serait probablement positionné plus bas que bas. Il était originaire d'une certaine époque et a grandi avec les croyances et les préjugés qui y étaient courants. Ce que je n'approuve pas. J'essaie juste de le comprendre, et d'équilibrer avec les meilleures parties de lui-même. Tokuma-shacho était un homme très compliqué et fascinant d'une autre époque. Il mériterait lui aussi un livre.

J'ai adoré votre personnage de Castorp dans Le vent se lève (le personnage sur la couverture du livre d'Alpert. Il lui a prêté sa voix dans la version originale du film, et son visuel s'inspire de lui-même). Dans le livre, vous parlez de la difficulté qu'ont les comédiens japonais à doubler les films Ghibli. A quel point cette expérience a-t-elle été difficile pour vous ?

Et bien, j'ai une surdité musicale et j'ai du apprendre et chanter une chanson en allemand, langue que je ne parle pas… Ca n'a dont pas été une partie de plaisir.

Lorsque Hayao Miyazaki m'a demandé de doubler l'un des personnages, dans la VO du film Le vent se lève, je n'ai pas su comment réagir. Une partie de moi avait pleinement conscience que je n'ai pas le talent pour ça. Et il s'agit d'une évaluation réaliste, pas de fausse modestie (au Japon, il faut faire quelque chose de spectaculaire pour gagner votre fausse modestie). D'un autre côté, comment aurais-je pu refuser une telle demande ? Vous vous dîtes, bon, c'est le réalisateur, il doit savoir ce qu'il fait, et s'il ne sait pas, il y a toujours les corrections numériques.

Jouer dans la version originale amène son lot de responsabilités et de pression. Les animateurs ont mis beaucoup de temps et d'efforts, et ont utilisé leur incroyable talent pour amener les personnages à la vie. Le studio ne fait qu'un film tous les deux ans et pouvait être amené à disparaître en cas d'échec. Personne ne veut être tenu pour responsable en faisant n'importe quoi.

Si le stress n'était déjà pas suffisant, par rapport au rôle, Suzuki, le producteur du film, avait profité de l'occasion pour arranger une série d'interviews presse et d'interviews par les deux équipes travaillant sur le documentaire du film – pour la postérité. A chaque fois que c'était possible, on me demandait si j'étais nerveux à propos du rôle et si je me sentais capable d'interpréter mes répliques en japonais. Les équipes du documentaire me suivaient avant, pendant et après les sessions d'enregistrement.

Pendant les sessions d'enregistrement, les plus talentueux des comédiens doivent répéter leurs répliques des dizaines et des dizaines de fois. Pour la plus petite session concernant Castorp, j'avais assez de temps pour répéter mes répliques 50 fois au moins. Il aura fallu à Yūko Tanaka, une comédienne extrêmement talentueuse [qui donne sa voix à Eboshi dans Princesse Mononoké], 50 essais pour prononcer une partie d'une réplique : « kunikuzushi ni fusawashii » [« c'est parfait pour faire plonger une nation »]. Je n'étais donc pas trop stressé à l'idée d'avoir besoin de deux douzaines d'essais pour dire « ano wakamono uchihishigareteita », une phrase que, sur les trente ans que j'ai passés au Japon, je n'ai jamais entendu prononcée. Pas une seule fois.

Lorsque vous êtes à votre poste d'enregistrement à Ghibli vous avez trois écrans dans un coin de la pièce qui vous permettent de voir les réactions du réalisateur et du producteur dans la salle de contrôle; lorsque vous jouez. Au Japon, vous n'êtes pas toujours seuls au poste d'enregistrement. Ghibli fait appel à une femme énergique et très douée, Kimura-san, une coach-vocal professionnelle, qui vient aider et encourager les acteurs lorsqu'ils performent. Elle vous donne son avis, parfois hilarant, sans ambages, à vif, sur votre prestation. Si vous ne comprenez pas toujours ce que Miyazaki attend de vous, après plusieurs films Ghibli, elle, elle le sait.

Hayao Miyazaki écoute chacune des répliques la tête baissée, les yeux clos. A la fin de la lecture, ses bras s'allongent et forment un cercle : Maru ! bien joué. Si en revanche ses bras se croisent - Batsu, c'est pas bon. Un maru sur dix essais est plutôt une bonne moyenne. Comme au baseball, trois hits pour 10 loupés représentent un niveau professionnel (70 % de réussite). Si vous avez 0 pour 50 pour une même réplique, on annule tout pour la journée et vous devez revenir le lendemain, plus frais, avec une énergie nouvelle. Kimura-san est là pour fournir des encouragements sans faille et de l'enthousiasme, et pour vous dire de ne pas s'inquiéter. Certaines répliques se font toutes seules. D'autres sont plus difficiles.

Une ou deux fois, lors de mon interprétation de la chanson das gibt's nur einmal, sur les 60 ou 70 fois où j'ai dû la faire, j'ai pu voir Suzuki ses bras refermés sur sa poitrine, se reculant en arrière tout en regardant le plafond d'un air triste (batsu). Miyazaki avait la tête contre le bureau (batsu minus). Tout ce que j'ai à dire, c'est que Yūko Tanaka n'a pas eu à chanter en allemand.

Le premier jour d'enregistrement s'est mieux déroulé que le deuxième. Quand tout se passe bien pour le premier jour, et que vous n'êtes pas un professionnel, vous prenez peut-être un peu trop d'assurance pour le deuxième jour. La tension et le stress qui vous ont poussé à bien faire au début se sont sans doute dissipés. Un jour ou deux Miyazaki a été moins satisfait de mon travail.

A un moment où le personnage boit du vin et où j'ai eu beaucoup de mal à l'interpréter, Miyazaki m'a envoyé une bouteille de vin rouge en m'ordonnant de boire un verre avant de jouer mes répliques (à chaque fois). Lorsque cela n'a pas fonctionné, il a dit que c'était sûrement parce que la vin que l'on m'avait donné n'était pas assez cher (dans les crédits des derniers films de Miyazaki, chaque personne est représentée par une icône – pour moi, c'est/c'était une bouteille de vin).

Dans le film, les scènes de Castorp se déroulent avec Jiro, qui est doublé par Hideaki Anno. Avez-vous partagé des sessions ensemble ?

Non, c'était une personne à la fois. Mais tout le monde a eu la chance d'avoir l'incroyable Kimura-san pour un coup de main.

Quand Le vent se lève a été doublé en anglais, « votre » personnage a été doublé par le formidable réalisateur allemand Werner Herzog. Avez-vous un commentaire à ce sujet ? L'avez-vous rencontré ?

Non, malheureusement. On m'a demandé d'interpréter le rôle de Castorp dans la version anglaise du film, mais j'ai refusé. En japonais, Miyazaki recherchait un petit quelque chose que ma voix semblait avoir. Mais il n'a pas supervisé la version anglaise, et je savais que j'aurais été un très mauvais choix. J'aurais bien vu Christoph Waltz dans le rôle.

Dans le chapitre 5, vous décrivez comment Joe Hisaishi a créé une version orchestrale étendue de la partition du Château dans le ciel, pour le doublage Disney. Vous dites que Miyazaki s'était opposé à cette partition. Toutefois, la version anglaise du film dispose d'une bande-son plus longue par Hisaishi. Miyazaki a-t-il changé d'avis plus tard, ou y a-t-il une autre raison qui justifie ce changement dans la version doublée ?

Je crains de ne pas être en mesure de vous répondre. C'est probablement quelque chose qui s'est produit après mon départ.

Ma dernière question concerne la première ligne de votre introduction. Vous y dîtes « Le Studio Ghibli a été pour plus de trois décennies le studio d'animation faite à la main le plus célèbre et le plus à succès du Japon ». Votre usage de la forme passé traduit-il votre impression que l'époque du Studio Ghibli est désormais révolue ?

Mon usage du passé n'est en aucun cas une indication que l'époque du Studio Ghibli est révolue. Cela me surprend que quelqu'un puisse penser cela. Personne n'est plus impatient que moi de voir How Do You Live? et les autres titres qui sont en phrase de planification.

Merci à Stone Bridge Press d'avoir pu rendre cette interview possible. Pour ceux qui son familiers à la langue anglaise, Osmond nous livre un retour sur le livre d'Alpert, Sharing A House With The Never-Ending Man: 15 Years At Studio Ghibli, ici.


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